Nous avons récemment rencontré le docteur Hubert Balique, maître de conférences en santé publique marseillais, engagé dans l’action humanitaire à l’international. Il a été l’un des premier, en lien avec Santé Sud, à mettre en place la médecine de campagne au Mali. Nous l’avons questionné au sujet de son expérience et de sa vision de la médicalisation des zones rurales.
Le Dr. Hubert Balique a travaillé au Mali dès 1975, où il a commencé par mettre en place des équipes d’agents de santé communautaires au niveau des villages. A partir de 1989, il a contribué à la création des premiers médecins de campagne pour répondre aux besoins des populations rurales, renforçant ainsi leur accès aux soins de première ligne.
Il décrit ici le modèle des CSCOM (centres de santé communautaires), qui repose sur une équipe pluridisciplinaire dirigée pour la plupart par un docteur en médecine et une gestion communautaire. Pour assurer la viabilité de ces centres, il insiste sur l’importance des subventions d’équilibre contractualisées, de la certification et de l’intégration dans la politique nationale de santé.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a conduit à travailler sur la médicalisation des zones rurales, notamment au Mali.
Dr. Hubert Balique : Mon parcours a débuté à Marseille, où j’ai effectué mes études de médecine et à l’issue desquelles j’ai décidé de m’engager dans l’action humanitaire à l’international. J’ai ainsi été médecin au Bengladesh avec Médecins Sans Frontières en 1972, puis dans un camp de réfugiés au Vietnam pendant la guerre américaine, avec la Croix Rouge, en 1973. Après m’être spécialisé en santé publique, je suis parti au Mali en 1975 pour y effectuer mon service civique en tant qu’enseignant à la faculté de médecine de Bamako. Avec l’accord du doyen, je me suis installé en milieu rural où j’ai créé un « centre de formation et de recherche en santé rurale » au sein duquel j’ai dispensé pendant de nombreuses années une grande partie de mes enseignements et encadré de nombreuses thèses et mémoires.
L’une de mes premières initiatives a été d’organiser, de 1976 à 1983, la formation, puis le suivi d’agents de santé communautaires pour assurer la promotion des soins de santé primaires dans les villages des districts sanitaires.
J’ai ensuite exercé à Bamako les fonctions de Conseiller Régional Santé de la Coopération Française auprès des ambassades du Mali, du Sénégal, du Burkina et du Niger, avant de poursuivre mon engagement professionnel au sein de la Coopération Française, de l’ORSTOM (l’IRD aujourd’hui), de l’Union Européenne et de l’AFD, tout en effectuant des missions de courte durée dans une douzaine de pays d’Afrique subsaharienne à la demande d’organismes comme la Banque Mondiale, l’Union Européenne ou l’OMS. En plus de mes fonctions d’enseignant-chercheur, j’ai été amené à occuper celles de Conseiller Technique au sein des Ministères de la Santé du Mali et du Niger et à diriger des projets de développement sanitaire à l’intérieur du pays.
Cette expérience cumulée m’a permis notamment de consolider ma vision des systèmes de santé dans les pays du Sahel et de renforcer ma conviction que, 45 ans après la conférence d’Alma Ata, la médicalisation des zones rurales s’impose aujourd’hui.
Je tiens à préciser qu’en 1974, le Mali ne disposait que d’une centaine de docteurs en médecine nationaux alors qu’il en compte aujourd’hui entre 10 000 et 15 000, que près de 300 nouveaux médecins maliens sont formés chaque année à Bamako et surtout que la priorité d’aujourd’hui doit être l’amélioration de la qualité de soins.
Comment a évolué à cette époque votre perception des enjeux liés à la médicalisation des zones rurales ?
Dr. Hubert Balique : En 1982, un accord entre le gouvernement malien, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale a conduit à la signature d’un Programme d’Ajustement Structurel devant stabiliser les finances publiques en réduisant les déficits budgétaires, qui dérapaient de façon exponentielle. En a résulté en 1985 la fin de l’emploi systématique des nouveaux diplômés issus des institutions de formation et l’instauration d’un concours d’entrée dans la fonction publique limitant de façon drastique le nombre de postes budgétaires. Cependant, pour compenser ces restrictions, l’exercice privé des professions de santé a été autorisé, mettant ainsi un terme au monopole de l’Etat sur le secteur de la santé et ouvrant la voie à de nouvelles options stratégiques dans le domaine de la santé.
Les résultats de mes nombreuses années de pratique de la santé publique sur le terrain, éclairés par mes missions dans d’autres pays d’Afrique Subsaharienne et par de multiples travaux de recherche et rapports d’évaluation sur le sujet, m’ont amené à identifier les limites des agents de santé communautaires, ainsi que les conditions de leur efficacité et de leur pérennité. Devant aider par ailleurs les étudiants en médecine à s’insérer dans la vie professionnelle à leur sortie de la faculté, j’ai été conduit à initier la création des premiers centres de santé communautaires à Bamako, puis en zone rurale, qui ont permis de renforcer la performance du système national de santé pour répondre aux besoins des 75 % de la population vivant en milieu rural.
Une réunion des étudiants en fin d’études, organisée au sein de la faculté de médecine en 1988 en présence du directeur de Santé Sud pour encourager les nouveaux diplômés à exercer leur métier en zone rurale, a conduit à l’installation du premier médecin de campagne en 1989, puis à sa multiplication au cours des années suivantes jusqu’à dépasser l’effectif de 200 au Mali.
Que ce soit dans les villages ou dans les quartiers périurbains, les médecins des CSCOM ont pour spécificité d’exercer leur profession en dehors de la fonction publique tout en répondant aux exigences du service public de santé, dans une démarche propre à l’économie sociale et solidaire.
Contrairement au postulat affirmant que les médecins africains refusent d’aller s’installer en dehors des villes et que les populations rurales sont trop pauvres pour participer au financement de leurs soins, les installations de médecins de campagne au Mali ont montré qu’une proportion significative de jeunes docteurs en médecine du continent étaient prêts à vivre dans des villages pour y exercer leur métier pendant plusieurs années (certains y sont restés jusqu’à leur retraite), à condition qu’ils y trouvent des conditions d’accueil minimales du point de vue professionnel et familial, la disposition d’un logement approprié étant une exigence.
Elles ont par ailleurs montré que, lorsque les tarifs pratiqués sont en rapport avec son pouvoir d’achat, la majorité de la population vivant en milieu rural est en mesure d’assurer la viabilité financière de ces centres à condition que la qualité des soins y soit assurée et de permettre par voie de conséquence aux médecins de campagne de dégager de leur pratique des revenus suffisants.
Les rôles de la faculté de médecine de Bamako et de Santé Sud pendant toutes ces années ont été essentiels pour consolider ces installations en améliorant la qualité de leurs soins et leur impact, tout en assurant leur pérennité. Le rôle des équipes de Santé Sud en France et au Mali a été décisif par les missions périodiques d’appui technique de leurs médecins sur le terrain, par la continuité des partenariats mis en place entre médecins de campagne français et maliens et par leurs soutiens financiers.
Pouvez-vous nous décrire le modèle de fonctionnement idéal d’un centre de santé communautaire.
Dr. Hubert Balique : Les centres de santé communautaires ou CSCOM sont des structures sanitaires privées sans but lucratif qui assurent en première ligne les soins curatifs, préventifs et promotionnels dans des secteurs sanitaires regroupant environ 10 000 habitants en zone rurale et 20 000 habitants en milieu urbain. Ils sont administrés par une association de santé communautaire ou ASACO qui est ouverte à l’ensemble de la population du secteur et donne au centre sa personnalité morale tout en constituant un outil privilégié de la participation des citoyens à l’amélioration de leur état de santé et de celui de leur famille. Les 35 ans d’existence de ces centres ont permis de mettre un accent particulier sur 7 points essentiels pour garantir leur efficacité et leur pérennité.
- Pour remplir pleinement sa mission, un CSCOM en zone rurale a besoin d’une équipe d’au moins 9 personnes, dont 1 médecin, 2 infirmiers, 2 sage-femmes (ou à défaut infirmières formées en obstétrique), 2 auxiliaires de santé, 1 gestionnaire-pharmacien et 1 gardien-manœuvre. Les membres de cette équipe doivent signer un contrat de droit privé avec l’ASACO et adhérer à une convention collective propre à leur profession. Ils doivent par ailleurs bénéficier d’un intéressement aux résultats, qui doit être significatif pour susciter la motivation attendue de ces professionnels de santé.
- Cette équipe doit assurer la gamme complète de services fixée par le Ministère de la Santé, allant des soins curatifs de première ligne aux soins préventifs et promotionnels, en distinguant des activités fixes au centre de santé et des activités avancées par des déplacements réguliers en motocyclette dans les villages du secteur sanitaire.
- Doit être garanti l’approvisionnement en eau potable des centres et doivent être installées de façon appropriée les nouvelles technologies que sont principalement l’énergie solaire, l’informatisation et l’accès à internet, en liaison avec le réseau national d’information sanitaire numérisée.
- Tous les patients traités par le centre doivent bénéficier de la disponibilité permanente des produits pharmaceutiques essentiels présentés sous leur dénomination commune internationale.
- Le centre doit évoluer dans le cadre d’une délégation de service public, qui repose sur la signature entre le médecin directeur du centre, le président de son ASACO et le médecin chef de district, représentant l’Etat, d’une convention permanente, dont la mise en œuvre doit se faire à travers des contrats annuels précisant les activités à réaliser et leurs implications financières. Ces derniers doivent déterminer, grâce à l’utilisation d’un logiciel de simulation des activités et des comptes élaborés à cet effet, le déficit d’exploitation prévisionnel qui doit être couvert par la subvention octroyée à chaque centre, afin qu’il réalise l’indispensable équilibre de ses comptes en fonction de ses résultats.
- Tous les centres doivent bénéficier d’une régulation accordant une place majeure à l’amélioration de la qualité des soins qu’ils dispensent et à la maîtrise de leurs coûts unitaires de production par la mise en place d’un mécanisme de certification.
- Les médecins de campagne doivent organiser de façon collégiale leur formation continue à travers leur association professionnelle grâce à l’appui pédagogique des enseignants de la faculté de médecine et des praticiens de Santé Sud.
Quelle est votre vision pour l’avenir de la formation des médecins, en particulier dans le contexte de la médecine de campagne ?
Dr. Hubert Balique : Pour que la formation initiale des médecins maliens réponde au mieux aux besoins du système de santé en participant à la réalisation du service public de santé, elle doit adopter comme profil d’enseignement les fonctions et les taches du médecin de campagne, en tant que praticien de la médecine en poste isolé, de directeur technique d’un CSCOM et de responsable de santé publique. L’exercice à distance d’un hôpital et la pratique des spécificités de leur métier permet à un médecin de campagne compétent de pratiquer aisément la médecine générale en ville, alors que l’inverse n’est pas vrai. La direction de la faculté n’ayant pas accepté de procéder jusqu’à ce jour à cet ajustement pédagogique, qui lui a pourtant été proposé il y a de nombreuses années, la seule solution a été d’instituer un diplôme d’Université comprenant des séjours professionnels auprès de médecins de campagne reconnus comme maîtres de stage avec l’appui de Santé Sud et de l’Association Malienne des Médecins de Campagne, qui par ailleurs organise périodiquement des regroupements destinés à la formation continue de ses membres et à des échanges entre professionnels.
Comment assurer la viabilité et la pérennité économique des centres de santé communautaires ?
Dr. Hubert Balique : Pour permettre le succès des CSCOM, il est essentiel de les intégrer dans le modèle économique de la politique de santé du pays. Actuellement, le Mali consacre environ 700 millions de dollars US par an au secteur de la santé (soit 35 US$/personne/an, contre 5 200 en France) et ses dépenses publiques de santé représentent 6 % de son budget national, qui sont bien en deçà des 15 % recommandés par l’OMS à Abuja en 2021. Pour assurer le bon fonctionnement des CSCOM en garantissant la qualité et la pérennité des soins, ainsi que l’atteinte des objectifs de santé publique, la réalisation d’un équilibre financier annuel s’impose. Ces centres doivent pour cela bénéficier de crédits de l’État, complétés par ses partenaires techniques et financiers (PTF), afin de fournir à chacun d’eux une subvention d’équilibre permettant de couvrir la totalité des coûts du service public de santé. La création et la gestion d’un fonds commun permettra de mutualiser l’ensemble de ces apports financiers de l’Etat et de ses partenaires.
Ces subventions d’équilibre doivent être inscrites dans les contrats de service public signés entre le centre de santé et l’Etat, qui doivent être soumis à des évaluations périodiques des activités réalisées, de leur impact et de leurs comptes. Les dépenses prises en compte doivent inclure à la fois des charges fixes (rémunération du personnel, maintenance, amortissement des équipements, …) et des charges variables (produits pharmaceutiques, déplacements, communication, …). Les revenus de ces centres proviendront des paiements directs des patients ou indirects via le Régime d’Assurance Maladie Universelle, du financement des activités de santé publique et des subventions d’équilibre.
L’avenir du financement de la politique de santé et donc des CSCOM repose sur le développement du Régime d’Assurance Maladie Universelle, avec ses quatre composantes : l’assurance maladie obligatoire (AMO) pour le secteur formel, les mutuelles pour le secteur informel, le Régime d’Assistance Médicale (RAMED) pour les personnes démunies et un futur fonds pour les gratuités légales (grossesses, accouchements, enfants de moins de 5 ans, certaines maladies sociales comme le Sida, la tuberculose, la drépanocytose SS, le diabète de type 1, …).
Sans attendre que toutes ces mesures soient mises en œuvre au niveau national, elles doivent être intégrées au niveau local dans le cadre des projets d’appui au renforcement des systèmes de santé, auxquels participent notamment les ONG.